« Écoutez bien la réponse du président, elle est très importante ! »… Ce sont les mots du chancelier fédéral lors de la conférence de presse du 54e sommet franco-allemand à Bonn le vendredi 3 novembre 1989. J’y étais. Ils ont été rapportés par Luc Rosenzweig dans Le Monde, ils mettaient en exergue l’importance qu’accordait Helmut Kohl à la prise de position française…pour savoir si vraiment François Mitterrand « avait peur de la réunification ». Tout le monde alors observait les évènements à Leipzig et Berlin mais personne n’imaginait ce qui adviendrait réellement six jours plus tard : Le mur de Berlin tombait le jeudi 9 novembre. Je me trouvais aux premières loges le 3 et je me doute bien que des Français impliqués dans la relation franco-allemande, des compatriotes résidant en Allemagne à cette époque ont leurs souvenirs. Chacun avait son expérience. Je n’irai, moi, pas dire que je savais que le mur tomberait et que je m’étais précipité dès la veille pour ne rien manquer…
Au contraire, le paradoxe était cinglant. Alors que je vivais à Bonn depuis septembre, sur place pour le 54e sommet, j’étais rentré ce soir-là en France. Voilà le paradoxe. Le matin même j’avais quitté, en 2cv, et juste pour le week-end, cette charmante bourgade rhénane. Je précise que la 2cv en question était orange, avec une capote grise, les ailes repeintes à neuf, qu’elle avait pu grimper allègrement les cols de la Forêt noire. Elle permettait même, accélérateur et chauffage à fond, de dépasser les convois militaires qui encombraient la route nationale entre Belfort et L’Isle-sur-le-Doubs. Bref, elle filait sur cette vieille route que je connaissais bien ! C’est donc devant la télé (mais quand même un poste Grundig !) que le jeudi 9 novembre, tard le soir et les jours suivants, nous avons suivi l’accélération de l’Histoire, en direct de la Bourgogne… Nous étions ébahis à la vue de cette grisaille, des attroupements fébriles et joyeux sur le mur près de la Porte de Brandebourg, de l’apparition sur le pont identifié plus tard comme le Bösebrücke de la Bornholmerstrasse (à 300m de mon futur et insoupçonné logement) de milliers de Berlinois de l’Est dévalant vers l’Osloerstrasse à la rencontre du Wedding profond. Une compassion sincère nous gagnait, les Allemands de l’Est nous auraient presque fait pleurer de joie. Enfin pouvaient-ils conquérir des libertés et leur liberté !
Au printemps les élections municipales avaient fait l’objet de contestations… Depuis l’été, Leipzig était le théâtre des grandes manifestations pacifiques du lundi, et il y avait eu des violences policières, telles des matraquages, méthode courante sous beaucoup de régimes… Les gens réclamaient davantage de libertés publiques en invoquant la constitution de la RDA. Les manifs prenaient de l’ampleur à Berlin-Est, drainant des foules considérables, elles étaient rejointes ou initiées par des intellectuels. Ils tenaient le micro Alexander Platz. À Prague, les frontières s’étaient ouvertes fin septembre pour les milliers d’Allemands de l’Est en fuite réfugiés à l’ambassade de RFA.
Le 7 octobre, les cérémonies grandioses du 40ème anniversaire de la RDA avaient un goût de résistance à la perestroïka de Gorbatchev. Les alliés occidentaux sentaient peut-être venir la fin d’un régime exsangue mais allaient-ils intervenir ? Ils restaient prudents. Les espoirs de réunification allemande et européenne avaient déjà été déçus et remisés au rayon des « occasions manquées » ou de leur légende. Par sa présence le 7 octobre et son aura Gorbatchev semblait, pour l’Ouest, le recours. Acclamé par la population il se préparait à laisser les Allemands à leur destin sachant que le bloc soviétique courait à sa perte. Reagan lui avait déjà demandé en 1987 « Mr Gorbatschev, open this gate ! » Inutile de dire que nous sommes restés devant notre écran une partie du week-end qui fut long. Deux siècles après la Révolution française le symbole ne pouvait mieux « tomber ».
De retour à Bonn le dimanche soir par le train, avec des changements à Dijon, Besançon, Strasbourg et Karlsruhe… nous partîmes le mardi matin pour Berlin, où j’avais déjà passé un an dans d’autres circonstances, avec trois coreligionnaires des facultés. Nous sommes bien entendu allés immédiatement à la Porte de Brandebourg, nous n’avions pas de marteau pour « casser du mur », mais j’aperçus quelques politiciens français qui avaient du temps de reste, bien équipés pour les photos. Nous avons pris le métro jusqu’à la station Schönhauser Allee et nous sommes promenés sous la lumière glauque des réverbères – absolument glauque – et dans les odeurs pénétrantes du chauffage au charbon – absolument pénétrantes -, nous avons visité la Gethsemanekirche. Nous nous sommes rendus à la Bernauerstrasse, au Check Point Charlie (Alpha et Bravo étaient moins symboliques et excentrés !) et au Lustgarten pour une manif. Les jeunes criaient « Egon Krenz, wir sind die Konkurrenz! ». Bernauerstrasse, nous avons distribué des journaux gratuits aux arrivants qui se jetaient sur les oranges (la même couleur que la 2cv !) des marchands de primeurs improvisés et fait quelques photos… bien sûr pas numériques. Plus tard, nous pourrions suivre de près les débats du Bundestag puisque j’allais y effectuer un stage.
La résistance de la gauche et des mouvements citoyens en RDA, dont le Neues Forum, à la réunification était avérée mais elle semblait s’user bien que, dans la rue, l’article 23 de la Loi fondamentale agité par le gouvernement de Bonn fut tourné en dérision par ce slogan : « 23, Kein Anschluss unter dieser Nummer !». Le jeu de mot sur Anschluss, allusion aux messages vocaux d’erreur téléphonique, dans ce sens technique « Anschluss » signifiant connexion, raccordement, était évidemment historique. On en reparle aujourd’hui. Des publications ont expliqué ce glissement sémantique devenu une bagarre d’experts…
Cet article 23 disposait alors : „Dieses Grundgesetz gilt zunächst im Gebiete der Länder Baden, Bayern, Bremen, Groß-Berlin, Hamburg, Hessen, Niedersachsen, Nordrhein-Westfalen, Rheinland-Pfalz, Schleswig-Holstein, Württemberg-Baden und Württemberg-Hohenzollern. In anderen Teilen Deutschlands ist es nach deren Beitritt in Kraft zu setzen.“ (La Loi fondamentale s‘applique d’abord dans les États fédéraux cités, dont le « grand-Berlin ». Dans les autres parties de l’Allemagne elle devra s’appliquer après leur adhésion). Dans les semaines qui ont suivi la chute du mur on passait à une revendication panallemande dans laquelle l’Ouest allait s’imposer. Rappelons-nous également le slogan de départ : « Wir sind das Volk! » devenant « Wir sind ein Volk! » (Nous sommes le peuple/Nous sommes un peuple). Le processus était scellé. Et les intellectuels de RDA perdirent leur combat. Oscar Lafontaine avait aussi positionné le SPD parmi les sceptiques. Or, en mars 1990, le premier parlement démo-cratiquement élu en RDA, la Volkskammer, avec une large majorité CDU, entérina la création des « nouveaux Länder » devenant part de la République fédérale d’Allemagne et préparant son vote favorable à la réunification le 23 août (encore un 23 !), avec effet le 3 octobre. Quant à la ville de Berlin, elle redeviendrait capitale allemande par le vote solennel, et serré, du Bundestag le 20 juin 1991, à la grande joie de Willy Brandt. Grâce à la suprématie politique de Kohl, à son habileté circonstancielle et à ses soutiens américains les vieux Blockparteien (dans un semblant de démocratie des partis-croupion avaient été organisés, dont la Ost-CDU) de la RDA l’emportaient, et bien entendu le Deutschmark ! S’en suivit le traité 2+4 en septembre 1990 (entre les 2 Allemagnes et les 4 alliés) qui interdisait, par la réunification allemande et la définition des frontières, toute autre prétention territoriale. Il fallait rassurer l’Est. La question des frontières était prioritaire pour les alliés, Helmut Kohl donna le sentiment de prendre son temps.
Ces précisions dépassent l’évocation du mur et de sa chute, elles en sont les conséquences mais, 9 novembre oblige, revenons justement aux souvenirs du mur… Mes souvenirs les plus marquants du mur remontent aux années 87 et 88 au cours desquelles j’effectuais mon service militaire à la garnison française stationnée à Berlin, au quartier Napoléon. Le quartier Napoléon, ex-caserne Hermann Göring, était la caserne des forces françaises. Il regroupait dans un parc immense entre le Rehberge et l’aéroport de Tegel un quartier général, plusieurs régiments, un hôpital, des logements, un complexe sportif, un centre technique, une église… C’était une ville dans la ville employant aussi des milliers de civils. Affecté dans une compagnie de combat de l’infanterie, mon lot consistait en gardes, instruction, corvées, grandes manœuvres, séances de tir nocturnes, entraînement commando, sport et parades militaires sur l’avenue du 17 juin,… J’eus également l’obligation de participer à des patrouilles le long du mur, dans le « secteur français » de la ville bien-sûr, entre la Bernauerstrasse et Lübars, le long de la voie ferrée du S-Bahn en direction de Frohnau, entre Reinickendorf (à l’Ouest) et Pankow (à l’Est). De nuit ou de jour, selon le hasard des horaires, un groupe d’environ six soldats conduit par un sous-officier se préparait, comptait les munitions au dépôt, percevait les armes à l’armurerie, vérifiait le matériel, grimpait dans le camion bâché Unimog, stoppait au Quartier Général pour recevoir l’ordre de mission et l’itinéraire puis partait d’abord pour une ronde motorisée… Nous marchions ensuite le long du mur avec casque lourd, rangers, sacs à dos, radio, fusil d’assaut (des manufactures d’armes de Saint-Étienne…), cartouchières en bandoulière et, au besoin, lampe-torche. Si quelqu’un avait tenté de franchir le mur, nous aurions dû protéger, éviter les tirs et secourir la personne avant de rendre compte immédiatement par radio. Pendant ces quelques mois, nous n’avons été témoins d’aucun incident. On en aurait parlé ! La première patrouille fut assez émouvante voire angoissante, nous apercevions les Volkspolizisten de l’autre côté sur une zone peu urbaine et spacieuse de no man’s land, mais, par la suite, chacun savait ce qu’il avait à faire et tout le monde resta dans l’anonymat. Rentrés dans le monde secret de la caserne une fois la patrouille terminée, il fallait faire toutes les opérations préalables dans l’ordre inverse, rendre compte au QG, redéposer les munitions dans leur dépôt en vérifiant qu’il n’en manquait aucune, déposer les armes à l’armurerie, ranger le matériel et reprendre la journée au point où elle se trouvait, sport, entraînement, instruction, tir, ordinaire, corvées, etc. Les Berlinois de l’Ouest que nous rencontrions avaient eu le loisir pendant toutes ces années de s’habituer à nos uniformes. Leur sympathie compatissante avait développé une symbiose entre eux et nous puisque nous étions considérés comme appartenant aux puissances protectrices. Une gratitude envers les Français se ressentait, un programme d’échange avec une université populaire, pour les germa-nophones, eut lieu et j’y participai. Une chance, car les permissions étaient rares.
Mais alors, François Mitterrand avait-il peur de la réunification ? Il avait répondu que non, « la peur ne devant pas avoir sa place dans les affaires allemandes ». Bien sûr, mais, sans le mur, c’est l’Europe qui changeait et allait devoir changer. Si, une fois son unification faite, elle avait pu changer encore en mieux…
Philippe Loiseau, nov 2019